Les Chroniques d'Air de France
 
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Chapitre 4 : Les commerces et les services
Dernière mise à jour : le 20 janvier 2005

Les commerces et les services

-----D'autres commerces recevaient la même clientèle mais de façon moins fréquente, moins quotidienne.
-----En face de la boulangerie TORRÈS, le moutchou du coin (ou mozabite, mais était-il vraiment originaire du M'Zab ?), en réalité toute une famille, tenait une épicerie fréquentée surtout par les Arabes en raison de l'absence de risque de "pollution" par la promiscuité avec les produits interdits par le Coran : le cochon (le "halloûfe") et les boissons alcoolisées dont le vin (le "cherâbe"). Assis à côté de l'entrée du magasin, un rejeton un peu grassouillet, faisait lentement tourner, d'une main un peu molle, un cylindre noirâtre destiné à la torréfaction du café dégageant ainsi son arôme, peut-être avec l'arrière-pensée qu'il attirerait le client. Là, on pouvait trouver de l'halva turc "le Bosphore", que nous appelions de la caca de cheval ou de pigeon et que le moutchou nous enveloppait dans un papier gris qui s'imbibait immédiatement de la graisse du produit, puis dans un morceau de journal. Après tout, si ce n'était pas le nec plus ultra de l'hygiène, c'était sans doute plus écologique que les pochettes en plastique que l'on nous distribue maintenant très largement dans les hypermarchés.
-----A coté de la boulangerie, Robert OLIVÈS et son beau-frère TORRÈS avaient monté un petit atelier de mécanique automobile qui ne subsista que quelques années, probablement en raison d'une clientèle trop limitée. Il est vrai que l'automobile particulière, "conduite intérieure" ou "décapotable" était encore un luxe réservé à quelques nantis, introuvables à Air de France. Quant aux propriétaires de véhicules utilitaires à moteur comme Monsieur BOTELLA, l'entrepreneur de maçonnerie et ses deux camionnettes, Monsieur NADAL et sa Rochet-Schneider, ou les deux ou trois taxis "indigènes" qui stationnaient devant le moutchou (Matou Olivès se souvient que l'un d'eux s'appelait Mamar et qu'il avait une "Frégate" noire, mais il y eut d'autres marques notamment des Ford "Vedette" et "Vendôme"), ils étaient, à une époque et dans un pays où les mécaniciens et les garages étaient rarissimes, dans l'obligation de suffisamment connaître les rudiments de la mécanique pour pouvoir se passer des services d'un professionnel.
Robert Olivès devant la nouvelle pharmacie Tillot, aux cotés du mannequin que Monsieur. TILLOT avait fait et qu'il avait installé sur une Vespa (provenant du garage Torrès et Olivès, à gauche de la pharmacie) et qu'il avait placé dans la vitrine de la pharmacie pour illustrer la publicité d'un médicament contre les rhumes. Au fond, l'entrepôt de l'entreprise Poisot (Électricité, Sanitaire,Chauffage) .
-----Un peu plus tard les frères DJAFFER ouvrirent un garage dans le petit "centre commercial" qui abritait le magasin de légumes frais d'ALI, le boucher et un commerce qui vendait du lait frais.
-----Dans le même temps, le développement de l'accès aux soins et à la Sécurité Sociale, nécessitaient l'ouverture, à Air-de-France, d'une première pharmacie, dans un tout petit local, tout près de l'école (une seconde officine, la pharmacie MALAISÉ, s'ouvrit plus tard vers le lotissement Baranès, après le "Normandie"). C'est au pharmacien, Monsieur TILLOT, que nous proposions le grand timbre pour la lutte contre la tuberculose et il nous l'achetait volontiers. Il restait alors à chacun à vendre les petits timbres pour la même œuvre, en carnet de 10, que nous arrivions laborieusement à placer, un à un, auprès de nos familles et connaissances. L'exiguïté de l'officine et le développement de la pratique imposèrent à Monsieur TILLOT de trouver un local plus adapté à l'importance croissante de la clientèle.
Monsieur Tillot devant sa nouvelle pharmacie. Monsieur. TILLOT avait fait un mannequin et l'avait installé sur une Vespa (provenant du garage Torrès et Olivès, à gauche) et l'avait placé dans la vitrine de la pharmacie pour illustrer la publicité d'un médicament contre les rhumes.
-----L'occasion lui en fut donnée à la suite du malheureux incendie qui, une fin d'après midi, détruisit une grande partie de la boulangerie TORRÈS. Les dégâts, heureusement uniquement matériels, furent très importants en raison de la difficulté d'alerter les pompiers car le téléphone n'était pas encore très répandu et fonctionnait de façon manuelle et les pompiers dont la caserne était située à Alger, à près de 10 kilomètres d'Air-de-France, eurent à effectuer un trajet de plus d'une demi-heure, pour parvenir sur les lieux du sinistre (certains prétendirent qu'ils avaient été retardés par une mauvaise compréhension du lieu du sinistre, ayant été d'abord dirigés vers le Climat de France avant de l'être vers Air-de-France, confusion regrettable faite encore de nos jours par beaucoup d'anciens Algérois).
La nouvelle pharmacie Tillot, route de Béni-Messous après la reconstruction de la boulangerie Torrès suite à l'incendie qui l'avait dévastée. Entre la nouvelle pharmacie et la boulangerie, le magasin de tabacs et journaux (de Mme Vialar ?).
-----La reconstruction, en totalité, du bâtiment sur l'emplacement sinistré permit d'installer, sur le même emplacement, la boulangerie, mais aussi un petit bureau de tabacs et journaux, une charcuterie occupée par Monsieur PIRIS qui cessa alors ses tournées avec sa fourgonnette Hilmann de couleur crème et la nouvelle pharmacie de Monsieur TILLOT, dont l'ancienne officine, transformée en papeterie, fournissant notamment des articles de classe, proximité de l'école oblige, fut reprise, d'abord par les CHOLET puis par Madame DÉTREZ.

Rue du Valois : Madame Détrez au volant de sa 203 Peugeot, devant sa papeterie "Au Petit Écolier" qui avait pris la place de la pharmacie Tillot après son déplacement route de Béni-Messous.

-----Pour compléter le tableau des services auxquels pouvaient faire appel les habitants, il faut signaler les médecins, les Docteurs SULTAN et BERTRAND, qui étaient installés à Bouzaréah mais qui étaient amenés à intervenir hors des limites de la commune avant que ne s'installe le Docteur VASSILITCH qui fut le médecin de bien des familles d'Air-de-France. Je ne me souviens plus du nom du dentiste qui avait son cabinet dans un pavillon entre l'École Normale et les Deux-Piliers, où paraît-il, MESSALI-HADJ avait été placé en résidence surveillée après la guerre de 39-45. (Commentaire de Francis Mercadal : "Messali Hadj. a été effectivement en résidence surveillée dans une villa de Bouzaréah. D'après mes souvenirs il s'agissait de la "Villa Marie" qui se trouvait en limite vers l'ouest du lotissement Bardey. Une année, bien que surveillé par quelques barbouzes, il avait été autorisé à faire un grand meeting sur la place du village. J'étais trop jeune pour m'intéresser à ses discours...")
Merci à Bertrand (http://profburp.free.fr) qui nous a adressé ce document
-----Un peu plus bas que le café ORDINEZ, occupant la plus grande partie du pâté de maison dans lequel était située l'école, c'était le domaine des frères BENHAÏM (parmi lesquels le dénommé "Bubure" dont personne n'était capable de dire le véritable prénom) tout à la fois droguistes, grainetiers, disquaires, hôteliers même à une époque.
Vue de la face arrière du "domaine" des frères Benhaïm (les Cinq Frères, le restaurant La Comète, hôtel, etc..) prise depuis l'école .
------Mais il ne faudrait pas oublier l'épicerie de madame ORTS (prononcer ORTSssss), idéalement située sur le chemin de l'école, en face de la maison de DEHMOUS, un chauffeur "indigène" des trolleys des CFRA (qu'après l'exode, j'ai retrouvé, à Charenton, chauffeur à la RATP, aux commandes du bus 104), et qui se singularisait en ayant adopté la tenue "européenne" (les employés des TA ou des CFRA portaient tous le même uniforme qui ne différait que par la coiffure : les "européens" portant la casquette bleu marine recouverte l'été d'une toile blanche, les "indigènes" portant la chéchia ou plutôt le fez rouge surmonté d'un petit "plumeau" de fils noirs souples).
c'est Dans cette petite boutique que madame ORTS récoltait le fruit de nos maigres économies qui nous permettaient d'obtenir, en échange, diverses friandises, injustement dénigrées par nos parents ("tu ne vas pas te gaver de ces saletés !"). C'étaient les chewing-gums Wriglets, en dragées plus qu'en plaquettes, et les gros chewing-gums roses Globo avec lesquels il était possible de former des bulles impressionnantes qui incitaient les spectateurs de cet exploit à écraser la bulle ainsi formée sur le visage du "bulleur", en essayant d'y mêler ses cheveux.
-----Mais la proximité de l'école et l'interdiction, absolue et respectée, d'y mâcher ces gommes, même pendant les récréations, nous obligeait à préférer des douceurs que nous pouvions impunément déguster avant d'entrer dans la cour de l'école. C'était le coco Boer, en petites boîtes rondes en fer blanc avec couvercle bleu, vert ou rouge métallisé, ou le Véritable Coco Marseillais, en boîtes cylindriques de carton rouge, ou même le coco sans marque, conditionné dans des tubes de verre terminés par un bouchon de liège ou de caoutchouc. C'était aussi le réglisse noir sous forme de martinets ou de rubans enroulés autour d'une petite perle de sucre bleue, blanche ou rouge, les bâtons de Zan, forts en réglisse pure et les bâtons de réglisse en bois dont nous nous escrimions, à force de salive, à en extraire tout le jus.
-----Juste à côté de cette épicerie, Madame CABANIS avait obtenu la charge d'un bureau de poste auxiliaire destiné à délester le bureau principal de Bouzaréah, permettant de réaliser localement quelques opérations courantes, pour le plus grand soulagement des habitantes d'Air de France qui n'avaient plus à se déplacer et qui trouvaient là, une occasion supplémentaire de discuter non des tarifs postaux mais de mode.
-----Car, dans sa minuscule boutique, tout en longueur, Madame CABANIS avait le privilège de pratiquer parallèlement des activités commerciales et elle proposait de menus articles de "frivolités" parmi lesquels les paires de bas nylon "vingt deniers" dont elle se chargeait du remaillage (on disait stoppage) lorsqu'ils avaient malencontreusement filé. C'était encore l'heureux temps où on réparait les affaires détériorées au lieu de les jeter et où le collant mousse, cette espèce de disgracieux sac bifide, n'avait pas encore été inventé pour le plus grand malheur des hommes amoureux de la beauté et de l'esthétique féminines !
-----Dans cette même rue, presque en face, madame RIÉRA ouvrit, lorsque PIRIS cessa son activité, une boucherie chevaline complétée d'un rayon charcuterie.
-----Derrière, la famille DJAFFER avait installé une grande laiterie très moderne, la SOLADIF, où les commerçants allaient se fournir en lait de vache, contenu d'abord dans de grands bidons d'aluminium puis, plus tard, conditionné en bouteilles capsulées.
----J'allais oublier le marchand de beignets arabes et de pâtisseries orientales qui, dans une baraque de tôle ondulée et de toile goudronnée, entre le Café Ordinez et le magasin de Bubure, confectionnait outre les traditionnels sfindjs (beignets bien huileux !), les makrouds et autres zalabias "de Boufarik" aux longs et gros tuyaux remplis de miel, bien plus agréables que les minuscules zalabias tunisiens ronds que l'on trouve partout de nos jours. Là, nous allions acheter ces délicieux gâteaux, toujours en cachette de nos parents qui nous l'interdisaient au nom de la sacro-sainte hygiène, préférant, lors d'un déplacement à Alger, nous ramener ces gâteaux arabes achetés dans des boutiques de "pâtisseries orientales" ayant pignon sur rue, très "propres" avec leurs murs recouverts de faïences blanches et vertes. Mais ces occasions étant trop rares, nous outrepassions parfois cette interdiction et je me souviens d'un anniversaire de mariage de mes parents, fêté à la maison, où les adultes inquiets de voir que les enfants avaient déserté la table au moment du dessert avec pâtisseries françaises, avaient retrouvé tous les jeunes au fond du jardin en train de se partager quelques gâteaux arabes achetés à l'insu des parents.
-----En plus de ces commerces sédentaires, des marchands ambulants parcouraient occasionnellement les rues d'Air de France.
-----Le vendredi, journée rituellement maigre, c'était le jour des poissonniers qui, dans la matinée, amenaient d'Alger un ou deux cageots de poissons frais. Le "manchot" et son triporteur, qu'il conduisait de sa seule main valide, s'annonçait, cornant à grands coups de trompe (à défaut de klaxon), pour proposer une ou deux espèces de poissons "blancs", nobles, au prix invariable de 600 francs le kilo : soles, limandes, colinots (que tout le monde appelait merlans) et, plus rarement petits rougets (nom réservé aux seuls rougets barbets, le soi-disant "rouget" grondin étant appelé galinette) et un poissonnier arabe, portant sur la tête, un cageot de sardines, vendues au prix plus modique de 100 à 200 francs le kilo, parcourait, à pied, les ruelles en hurlant "Ahhhhhh ! A la sardine fraî-aî-aî-aî-che !".
-----Parfois, passait le marchand de vaisselle, avec son appel "Avissèèèèèèèèèlle", qui donnait une casserole ou un moulin à légumes neuf en échange de quelques habits plus ou moins usagés, représentant une variante "moderne" de ce marchand d'habits dont étaient menacés les enfants désobéissants ("si tu n'es pas sage, le marchand d'habits va t'emporter dans son grand sac") et dont le signal de sa mélopée "Zabiiiiiiiiiiiiiiia" et la vue de son sac de jute, calmaient comme par miracle, les garnements les plus turbulents.
-----De temps en temps, un marchand de guimauve nous faisait connaître sa présence au moyen d'une petite trompette jouet en bois et de son appel "Kilomèèèèèèètre" (car c'est ainsi que nous appelions cette pâte dégoulinante blanche, verte ou mauve, constamment remontée et ré enroulée autour d'un bâton vertical, que l'on nous interdisait d'acheter et de consommer pour des raisons d'hygiène plus ou moins valables). Le cri "Z'oubliiiiiiiiiiies", annonçait le marchand d'oublies, grandes gaufrettes extra-fines en forme de cornet, emboîtées les unes dans les autres dans un gros bidon cylindrique, porté sur l'épaule au moyen d'une sangle.
-----Mais, commerce oblige, ces vendeurs ambulants de friandises n'apparaissaient que les jours de congés ou de vacances scolaires, au moment ou leur clientèle potentielle n'était pas à l'école.