Les Chroniques d'Air de France
 
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Chapitre 2 : Cafés et jeux de boules
Dernière mise à jour le 5 avril 2006

Cafés et jeux de boules

-----Les cafés (on ne disait pas les "bars"), c'étaient d'abord trois établissements, situés tous sur le coté gauche de la route qui montait à Bouzaréah et dont chacun n'était connu que par le nom du cafetier. Il y en avait bien un quatrième, "le Normandie", implanté plus bas et de l'autre coté de la route, mais il semblait moins populaire (la preuve : il n'a jamais été désigné par le nom du tenancier, que d'ailleurs, je n'ai jamais connu), était perçu comme un peu snob, peut-être en raison de son éloignement relatif des trois autres.
-----Le café SANDRA d'abord, le plus proche de l'École Normale d'Instituteurs, réputé pour la qualité de sa "kémia".
Vue d'Air de France et du Café Sandra, prise de l'Ecole Normale
Cliquez sur la photo pour l'agrandir
-----Le café SAUREL, le "Novelty Bar", un peu plus bas, juste au-dessus du carrefour, avec une marquise qui servait d'abri pour l'arrêt du trolleybus (plus tard l'arrêt sera déplacé de l'autre coté du carrefour) et une pompe à essence Stelline, rouge, fonctionnant à la main. Ce café, avait précédemment été le "New Bar", propriété de Monsieur Raymond GOUJON avant qu'il ne le vende à Monsieur SAUREL, pendant la guerre 1939-45.
Carte de visite du Café-Restaurant le "New-Bar" de Raymond GOUJON
Raymond Goujon devant le New's Bar
-----Enfin, un peu après le carrefour, le "Café des Pins", dont le patron "Pierrot" ORDINEZ était aussi réservé, voire bourru, que son épouse Paulette était enjouée, ouverte, exubérante, où fut installé plus tard, une pompe à essence BP Energol verte, à fonctionnement automatique à coté d'une pompe à main pour l'approvisionnement des fameux fourneaux à pétrole dont il fallait déboucher le brûleur au moyen d'une aiguille spéciale.
-----Là, fut aménagé au début des années 50 le terrain de boules (on préférait dire le "boulodrome", ça faisait plus sérieux, plus technique) du CBB, le Club Bouliste de Bouzaréah. On y jouait non pas à la pétanque, mais à la "longue" autrement dit au jeu lyonnais (mais on rejetait ce terme car, comme dans les textes de Pagnol, on y trouvait une référence manifestement trop flagrante à un nord que l'on préférait encore ignorer) en doublettes, en triplettes ou, forme la plus noble du jeu, en quadrettes dont le premier tireur était le véritable chef de guerre, le capitaine.
Mr Bosc ? Albert Lévy Joseph Arbona Robert Olivès Mr Campin Mr Jean ? Mr Chaumont Mr Ettori ? Mr Casanova Joseph Miano dit "Pépète) Alfred Alzina
Groupe de boulistes du CBB au boulodrome du Café des Pins (Ordinez) dans les années 1950
Passez la flèche sur les visages. Si elle se transforme en petite main, vous découvrirez le nom du personnage
Francis Mercadal a complété l'identification dequelques boulistes présents sur cette photo : au premier rang, après Messieurs Bosc et Lévy, le joueur accroupi à droite est Monsieur Casanova qui était aussi un des dirigeants du club. Au deuxième rang, tout a fait à gauche, l'homme à la casquette, c'est Joseph Miano dit "Pépète" le meilleur tireur de tous les temps à Bouzaréah, avec un élan à trois pas et une boule lancée haut qui lui permettait de réaliser assez souvent des carreaux. Dans le fond, en arrière plan avant Messieurs Campin et Olivès, il s'agit d'Alfred Alzina, un autre bon tireur, avec son style tout en force.
Allez voir la page de souvenirs de Francis Mercadal sur le jeu de boules à Bouzaréah.
-----La plupart du temps, le capitaine prenait l'avis du premier pointeur, le sage de l'équipe, souvent le plus âgé, avant de décider de la stratégie de "sa" quadrette et d'assigner un rôle précis à chacun de ses trois acolytes, le deuxième tireur et les premier et deuxième pointeurs, demandant ou plutôt ordonnant à l'un ou l'autre de montrer son talent, en fonction des circonstances et des aléas de la partie.
------Pour ceux qui ne connaîtraient pas bien ce noble jeu, le principe consiste à placer ses boules le plus près possible du but, petite boule en bois, d'un diamètre de 35 à 37 mm, uniformément coloré que nous appelions le "boulitche", le "petit" ou le "pitchoun". La partie se joue sur un terrain aplani, en forme de rectangle d'une longueur d'au moins 27 mètres 50 de long et d'une largeur de 3 à 4 mètres, délimité par des lignes tracées dans la terre battue. A chaque extrémité, une zone non jouable de 50 centimètres, précédée d'une zone de 2 mètres destinée au lancer du but, en avant de laquelle la zone valide de jeu de 3 mètres 50 et entre les deux zones valides une zone neutre dans laquelle les boules qui s'y immobilisent ne sont pas valables (il en est de même pour les boules qui sortent des limites latérales du terrain et de celles qui s'immobilisent au-delà de la zone valide de jeu). Plusieurs terrains de jeux pouvaient coexister, juxtaposés, et, à vrai dire, j'ai longtemps cru, à tort, que le terme de quadrette provenait du fait qu'il y avait quatre de ces jeux sur les terrains d'Air-de-France.
----Chaque mène se jouait alternativement dans un sens puis dans l'autre du terrain, jusqu'à ce qu'une des deux équipes atteigne le score de 13 points.
----- Chacun des joueurs de la quadrette disposait de deux boules métalliques, d'un diamètre compris entre 85 et 110 millimètres et d'un poids compris entre 700 grammes et 1 kilo 300, donc nettement plus grosses que celles utilisées pour la pétanque.
----- La position du "boulitche" et de chaque boule jouée et immobilisée dans la zone valide de jeu était marquée au moyen d'une baguette d'une longueur de 50 centimètres appelée tout naturellement le "cinquante".
----- Cette baguette était souvent pliable ou, mieux, rétractable, afin de lever les incertitudes et les contestations en comparant les distances qui séparaient le "boulitche" de deux boules litigieuses. Elle servait également à retracer le cadre du jeu et à délimiter la zone de validité d'un tir, l'impact de la boule tirée devant se situer à moins de 50 centimètres de toute boule déplacée à la suite du tir. Si l'impact de la boule tirée se situait en avant cette limite, le tir était considéré comme invalide et les boules ainsi déplacées étaient repositionnées à l'emplacement marqué qu'elles occupaient avant le tir. Ce type de tir, peu orthodoxe, non validé, était qualifié de "tir à la raspaille" et son auteur était alors en butte aux moqueries et aux quolibets de ses adversaires et des spectateurs. Car il y avait toujours beaucoup de spectateurs pour assister à ces joutes, encourageant leurs favoris et tentant de déstabiliser leurs adversaires par d'expressives mimiques. Le comble de la honte et du déshonneur pour une équipe était la perspective de se retrouver battue sans avoir marqué aucun point (score 13-0). On disait alors que l'équipe défaite était "Fanny" et chacun de ses membres devait alors se soumettre au cérémonial humiliant, consistant à se rendre devant une niche masquée par un rideau rouge qu'il fallait soulever pour découvrir le postérieur dévêtu, épanoui et rebondi d'une figurine en plâtre ou en bois peint, la fameuse "Fanny". Chacun des perdants devait alors s'approcher lentement et presque religieusement de la figurine et poser ses lèvres sur le postérieur dénudé de la Fanny, sous les railleries, les plaisanteries plus ou moins grivoises et les huées d'une assistance égrillarde qui, pendant les jours, voire les semaines qui suivaient, ne manquait pas de rappeler aux vaincus qu'ils avaient "embrassé la Fanny".
-----L'engouement local, les passions pour ce jeu de boules (mais peut-on utiliser le terme de jeu pour une activité à laquelle présidait le plus grand sérieux, non exempt de forfanterie et de suffisance pour les plus adroits ou les plus chanceux ?), conjugué peut-être à des rivalités, des jalousies ou des aspirations de puissance locales devait conduire à créer de toutes pièces, pratiquement simultanément, un autre boulodrome, plus excentré, pour le BCAF ou Boules Club d'Air-de-France.
-----Pour aménager cet endroit qui servait auparavant de décharge de gravats, tous les membres du club en devenir, durent mettre la main à la pâte pour nettoyer le terrain, le combler, le drainer, l'aplanir et surtout construire l'impressionnant mur de pierre bleue qui soutenait le terrain du coté de la rue en pente (qui sera baptisée plus tard rue du Béarn).
L'entrée du boulodrome du B.C.A.F.
-----Parmi les boulistes de ce BCAF, avaient émergé un certain nombre de "vedettes" locales parmi lesquels le père LAUGIER et ses fils, et d'autres dont j'ai oublié les noms, mais aussi un de mes oncles "Loulou" FERRER, qui occupait le poste de premier ou deuxième tireur et marquait d'un vigoureux claquement de sandale dont il était chaussé, la fin de son élan au moment où il envoyait sa boule destinée à débarrasser le terrain de celle que ses adversaires avaient placé au plus près du "boulitche".
-----La partie terminée, il était de bon ton que les vainqueurs offrent à leurs adversaires le verre de l'amitié. On se dirigeait donc naturellement vers les cafés où on refaisait la partie autour d'un "apéro", une anisette, une "blanche", Cristal Limiñana, Flor de Anis Gras ou Phénix, qu'accompagnait présentée dans de petites coupelles, une superbe kémia gratuite, salée et pimentée à souhait : variantes, oignons blancs au vinaigre, poivrons grillés et aillés, filets d'anchois à l'huile, sardines en escabèche, escargots en sauce piquante, loubia de haricots rouges au koumoun (on ne disait pas cumin) et aux langues d'oiseaux (c'est à dire les piments de Cayenne). La générosité de cette kémia offerte par le cafetier n'était qu'apparente car la véritable motivation de ces délices offertes était d'enflammer les palais afin de susciter de nouvelles tournées qui se multipliaient, chacun y allant de la sienne avant que se succèdent les rinçonettes, en même temps que montait le volume sonore des discussions.